Petit texte :
"Comme tous les japonais, les gens d'Araki-Cho sont
de consciencieux photographes. Je ne crois pas que
le sens plastique, pourtant aigu, qui naît des
idéogrammes soit pour quelque chose dans cet
engouement. Car les photos de mes voisins sont
toutes semblables. C'est plutôt le besoin de
conserver un souvenir de ces instants mémorables -
mariages, visites à des "paysages classés",
remises de diplômes - où l'on est trop absorbé par
l'organisation ou par l'étiquette pour en retirer du
plaisir. Un penchant à la vie rétrospective qui est
plus facile que l'autre. Et la passion des albums de
famille. En visite, je suis à peine installé qu'on
m'en pose un sur les genoux pour conjurer les
premières minutes d'embarras et dans l'espoir de me
fournir un sujet de conversation sans épines : les
biches de Nara, le volcan Aso, les temples de Nikko.
Ces albums, j'en ai vu une bonne centaine au moins,
qui m'en ont plus appris sur le pays que les séries
des plus grands photographes. J'avais souvent du mal
à y reconnaître mes hôtes, car la mise au point
était faite sur un frère aîné, un supérieur placé un
bon mètre en avant du groupe qui s'estompait, lui,
dans le flou déférent. Tant pis. Je regardais
l'oncle, ou des vieilles au chignon discipliné
toutes droites devant la façade d'un temple, des
marmots aux joues énormes sous leur lugubre
casquette noire d'écolier du secondaire. En tournant
les pages, je voyais la vie tailler dans ces visages
qui maigrissent autour d'un regard de plus en plus
chargé, et surgir un Japon frugal, introverti et
pathétique qui n'est certes pas celui des
prospectus.
Dans ma rue, chaque famille, même la plus pauvre,
avait son appareil photo accroché bien en évidence,
comme chez nous la couronne de mariée. Aujourd'hui,
ils auraient tous des minolta. Alors, c'étaient
souvent de ces modestes "boîtes" de série,
si décevantes, avec lesquelles même ceux qu'on
photographie à bout portant sortent tout petits sur
le négatif. J'étais le seul ou presque à posséder
une caméra convenable et j'ai souvent été mis à
contribution : le marchand de tabac désire une
photo"posée" ; on voudrait bien ici et là
un souvenir des bébés avant qu'on ne leur rase le
crâne, car la saison chaude approche et la
bourbouille aussi ; la coiffeuse rêve d'envoyer un
portrait qui l'avantage à son amoureux qui n'écrit
presque plus. Je revois très bien son visage : une
petite femme fragile et blême qui ne surestimait pas
ses chances de plaire et que, à force d'éclairages
truqués, de coups de fer à friser, de fond perdu,
j'avais pu transformer en une sorte d'Yvonne
Printemps maladive... "
Nicolas Bouvier - Chronique
japonaise.