Petit texte :
"IMAGES DE LA FORÊT
Plongé dans ces souvenirs je dois soudaint
revenir à la réalité. C'est le bruit de la mer.
J'écris ces lignes à l'Île-Noire, sur la côte, près de
Valparaiso. Les grandes bourrasques qui ont fouetté le
littoral viennent de se calmer. L'océan - ce n'est pas
moi qui l'observe de ma fenêtre, c'est plutôt lui qui
me regarde de ses mille yeux d'écume - conserve encore
dans sa houle la terrible ténacité de la tempête.
Quelles années lointaines ! Les reconstituer, c'est un
peu comme si le son des vagues que maintenant j'écoute
entrait en moi par intervalles, tantôt en me berçant
pour m'endormir, tantôt avec l'éclair brutal d'une
épée. Je vais recueillir ces images pêle-mêle, comme
ces vagues qui vont et viennent.
[...]
Le souvenir de Rango l'orang-outang est une autre
image tendre qui me vient des vagues. A Médan, dans
l'île de Sumatra, j'ai plusieurs fois frappé à la
porte du vieux jardin botanique si délabré. A mon
grand étonnement, c'était toujours l'orang-outang qui
venait m'ouvrir. Main dans la main, nous marchions
dans une allée jusqu'à une table où nous nous
asseyions et sur laquelle il frappait avec se deux
mains et ses deux pieds. Un garçon apparaissait alors
et nous servait une chope de bière, ni très petite ni
très grande, bonne pour l'orang-outang et pour le
poète.
Au zoo de Singapour on pouvait voir dans une volière
l'oiseau-lyre, phosphorescent et coléreux,
incomparable en sa beauté d'oiseau sorti depuis peu du
paradis. Un peu plus loin, dans une autre cage, allait
et venait une panthère noire, encore pleine de l'odeur
de sa forêt natale. C'était un étrange fragment de
nuit étoilée, une bande magnétique qui s'agitait sans
arrêt, un volcan noir et élastique qui voulait raser
le monde, une dynamo de force pure qui ondulait ; et
deux yeux jaunes, précis comme des poignards, et qui
interrogeaient de tout leur feu car ils ne
comprenaient ni la prison ni le genre humain..."
Pablo Neruda – La solitude lumineuse.