Petit texte :
"I
Les collines, sous l’avion, creusaient déjà
leur sillage d’ombre dans l’or du soir. Les plaines
devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière :
dans ce pays elles n’en finissaient pas de rendre
leur or, de même qu’après l’hiver elles n’en
finissaient pas de rendre leur neige.
Et le pilote Fabien, qui ramenait de l’extrême Sud,
vers Buenos-Aires, le courrier de Patagonie,
reconnaissait l’approche du soir aux mêmes signes
que les eaux d’un port : à ce calme, à ces rides
légères qu’à peine dessinaient de tranquilles
nuages. Il entrait dans une rade immense et
bienheureuse.
Il eut pu croire aussi, dans ce calme, faire une
lente promenade, presque comme un berger. Les
bergers de Patagonie vont, sans se presser, d’un
troupeau à l’autre : il allait d’une ville à
l’autre, il était le berger des petites villes.
Toutes les deux heures il en rencontrait qui venait
boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur
plaine.
Quelquefois, après cent kilomètres de steppes plus
inhabitées que la mer, il croisait une ferme perdue,
et qui semblait emporter en arrière, dans une houle
de prairies, sa charge de vies humaines ; alors il
saluait des ailes ce navire.
« San Julian est en vue ; nous atterrirons
dans dix minutes. »
Le radio navigant passait la nouvelle à tous les
postes de la ligne.
Sur deux mille cinq cents kilomètres, du détroit de
Magellan à Buenos-Aires, des escales semblables
s’échelonnaient ; mais celle-ci s’ouvrait sur les
frontières de la nuit comme, en Afrique, sur le
mystère, la dernière bourgade soumise."
Antoine de Saint-Exupéry – Vol de
nuit.