Petit texte :
"La tragique aventure de Goupil
I
C'était
un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait
des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenait dans
leur prison de gomme, sous la menace d'une gelée possible, les
bourgeons hésitants.
Ce n'était pas pour Goupil un soir comme les autres.
Déjà l'heure grise qui tend ses crêpes d'ombre sur
la campagne, surhaussant les cimes, approfondissant les vallons, avait
fait sortir de leur demeure les bêtes des bois. Mais lui, insensible
en apparence à la vie mystérieuse qui s'agitait dans cette
ombre familière, terré dans le trou du rocher des Moraies
où, serré de près par le chien du braconnier Lisée,
il s'était venu réfugier le matin, ne se préparait
point à s'y mêler comme il le faisait chaque soir.
Ce n'était pourtant pas le pressentiment d'une tournée
infructueuse dans la coupe prochaine au long des ramées, car
Renard n'ignore pas que, les soirs de pleine lune et de grand vent,
les lièvres craintifs, trompés par la clarté lunaire
et apeurés du bruit des branches, ne quittent leur gîte
que fort tard dans la nuit ; ce n'était pas non plus le froissement
des rameaux agités par le vent, car le vieux forestier à
l'oreille exercée sait fort bien discerner les bruits humains
des rumeurs sylvestres. La fatigue non plus ne pouvait expliquer cette
longue rêverie, cette étrange inaction, puisque tout le
jour il avait reposé, d'abord allongé comme un cadavre
dans la grand lassitude consécutive aux poursuites enragées
dont il était l'objet, puis enroulé sur lui-même,
le fin museau noir appuyé sur ses pattes de derrière pour
le protéger d'un contact ennuyeux ou gênant.
Maintenant, sur les jarrets repliés, les yeux mi-clos, les oreilles
droites, il se tenait figé dans une attitude héraldique,
laissant s'enchaîner dans son cerveau, selon les besoins d'une
logique instinctive, mystérieuse et toute-puissante, des sensations
et des images suffisantes pour le maintenir, sans qu'aucune barrière
tangible le retînt, derrière le roc par la fissure duquel
il avait pénétré.
Cette caverne des Moraies n'était pas la demeure habituelle de
Goupil : c'était comme le donjon où l'assiégé
recherche un dernier refug, le suprême asile en cas d'extrême
péril.
A l'aube encore ce jour-là, il s'était endormi dans un
fourré de ronces à l'endroit même où il avait,
d'un maître coup de dent, brisé l'échine d'un levraut
rentrant au gîte et de la chair duquel il s'était repu.
Il y sommeillait lorsque le grelot de Miraut, le chien de Lisée,
le tira sans ménagements du demi-songe où l'avaient plongé
la tiédeur d'un soleil printanier et la tranquilité d'un
appétit satisfait.
Parmi tous les chiens du canton qui tour à tour, au hasard des
matins et à la faveur des rosées d'automne, lui avaient
donné la chasse, Goupil ne se connaissait pas d'ennemi plus acharné
que Miraut. Il savait, l'ayant éprouvé par de chères
et dures expériences, qu'avec celui-là toute ruse était
inutile ; aussi dès que le timbre de son aboi ou le tintement
du grelot décelaient son approche, filiait-il droit devant lui
de toute la vitesse de ses pattes nerveuses, et, pour dérouter
Lisée, contrairement aux instincts de tous les renards, contrairement
à ses habitudes, il allait au loin faire un immense contour,
suivait des chemins à la façon des lièvres, puis,
revenu vers les Moraies, dévalait à toute vitesse le remblai
de pierres roulantes aboutissant à son trou, certain que ses
pattes n'avaient pas laissé à son ennemi le fret suffisant
pour arriver jusqu'à lui.
C'était là sa dernière tactique que nul évènement
fâcheux ne lui avait fait modifier encore, et ce jour-là,
comme à l'ordinaire, elle lui avait réussi ; mais Goupil
n'avait pourtant pas l'esprit tranquille, car, à quelques dizaines
de sauts du sentier, il lui avait semblé voir, dissimulée
derrière le fût d'un foyard, la stature du braconnier Lisée,
le maître de Miraut.
Goupil le connaissait bien : mais il n'avait pas cette fois tressauté
au tonnerre du coup de fusil qui signalait chaque rencontre des deux
ennemis ; il n'avait pas entendu siffler à ses oreilles le vent
rapide et cinglant des plombs, de ces plombs qui vous font, malgré
la toison d'hiver, des morsures plus cuisantes et plus profondes que
celles des grandes épines noires. Il doutait, et de cette incertitude
était née l'inquiètude vague, l'instinct préservateur
qui, avant la douloureuse évidence, le maintenait dans la caverne
au bord du danger pressenti.
Terré au plus profond du roc, il avait perçu des bruits
suspects qui pouvaient bien, à la rigueur, n'être que le
roulement des derniers cailloux ébranlés sous ses pattes,
mais un bâti étrange, qu'il n'avait jamais remarqué,
semblait démentir cette facile explication.
Goupil flairait un piège. Goupil était prisonnier de Lisée."
De
Goupil à Margot - Louis PERGAUD