Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°951 (2024-51)
mardi
17 décembre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Dans la brume... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 20 octobre 2024
En faisant la mise au point... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 20 octobre 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 20 octobre 2024
La loge
Au lever du soleil... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 27 octobre 2024
Arantèle
Arantèle Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 11 novembre 2024 Givre sur une
feuille d'Alchémille
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 11 novembre 2024 La loge Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 11 novembre 2024 [c'était le dernier affût à la loge n° 5, pour 2024 ! A l'année prochaine... ] |
"1 Commençons par l’épilogue : Maman, quasi centenaire, regardant un fi lm sur un auteur qu’elle connaît bien. On voit l’auteur chez lui, à Paris, entouré de ses livres, dans sa bibliothèque qui est aussi son bureau. La fenêtre ouvre sur une cour d’école. Raffut de récré. On apprend que pendant un quart de siècle l’auteur exerça le métier de professeur et que s’il a choisi cet appartement donnant sur deux cours de récréation, c’est à la façon d’un cheminot qui prendrait sa retraite au-dessus d’une gare de triage. Puis on voit l’auteur en Espagne, en Italie, discutant avec ses traducteurs, blaguant avec ses amis vénitiens, et sur le plateau du Vercors, marchant, solitaire, dans la brume des altitudes, parlant métier, langue, style, structure romanesque, personnages… Nouveau bureau, ouvert sur la splendeur alpine, cette fois. Ces scènes sont ponctuées par des interviews d’artistes que l’auteur admire, et qui parlent eux-mêmes de leur propre travail : le cinéaste et romancier Dai Sijie, le dessinateur Sempé, le chanteur Thomas Fersen, le peintre Jürg Kreienbühl. Retour à Paris : l’auteur derrière son ordinateur, parmi ses dictionnaires cette fois. Il en a la passion, dit-il. On apprend d’ailleurs, et c’est la conclusion du film, qu’il y est entré, dans le dictionnaire, le Robert, à la lettre P, sous le nom de Pennac, de son nom entier Pennacchioni, Daniel de son prénom. Maman, donc, regarde ce film, en compagnie de mon frère Bernard, qui l’a enregistré pour elle. Elle le regarde d’un bout à l’autre, immobile dans son fauteuil, l’œil fixe, sans piper mot, dans le soir qui tombe. Fin du film. Générique.Silence. Puis, se tournant lentement vers Bernard, elle demande : – Tu crois qu’il s’en sortira un jour ?
2 C’est que je fus un mauvais élève et qu’elle ne s’en est jamais tout à fait remise. Aujourd’hui que sa conscience de très vieille dame quitte les plages du présent pour refluer doucement vers les lointains archipels de la mémoire, les premiers récifs à ressurgir lui rappellent cette inquiétude qui la rongea pendant toute ma scolarité. Elle pose sur moi un regard soucieux et, lentement :
Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui paraissais pas armé pour durer. J’étais son enfant précaire. Elle me savait pourtant tiré d’affaire depuis ce mois de septembre 1969 où j’entrai dans ma première classe en qualité de professeur. Mais pendant les décennies qui suivirent (c’est-à-dire pendant la durée de ma vie adulte), son inquiétude résista secrètement à toutes les « preuves de réussite » que lui apportaient mes coups de téléphone, mes lettres, mes visites, la parution de mes livres, les articles de journaux ou mes passages chez Pivot. Ni la stabilité de ma vie professionnelle, ni la reconnaissance de mon travail littéraire, rien de ce qu’elle entendait dire de moi par des tiers ou qu’elle pouvait lire dans la presse ne la rassurait tout à fait. Certes, elle se réjouissait de mes succès, en parlait avec ses amis, convenait que mon père, mort avant de les connaître, en aurait été heureux mais, dans le secret de son cœur demeurait l’anxiété qu’avait fait naître à jamais le mauvais élève du commencement. Ainsi s’exprimait son amour de mère ; quand je la taquinais sur les délices de l’inquiétude maternelle, elle répondait joliment par une blague à la Woody Allen :
Et, aujourd’hui que ma vieille mère juive n’est plus tout à fait dans le présent, c’est de nouveau cette inquiétude qu’expriment ses yeux quand ils se posent sur son petit dernier de soixante ans. Une inquiétude qui aurait perdu de son intensité, une anxiété fossile, qui n’est plus que l’habitude d’elle-même, mais qui demeure suffisamment vivace pour que Maman me demande, sa main posée sur la mienne, au moment où je la quitte :
3 Donc, j’étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l’école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres. Quand je n’étais pas le dernier de ma classe, c’est que j’en étais l’avant-dernier. (Champagne !) Fermé à l’arithmétique d’abord, aux mathématiques ensuite, profondément dysorthographique, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l’apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d’ailleurs aucune activité parascolaire.
Je ne comprenais pas. Cette inaptitude à comprendre remontait si loin dans mon enfance que la famille avait imaginé une légende pour en dater les origines : mon apprentissage de l’alphabet. J’ai toujours entendu dire qu’il m’avait fallu une année entière pour retenir la lettre a. La lettre a, en un an. Le désert de mon ignorance commençait au-delà de l’infranchissable b.
Ainsi ironisait mon père pour distraire ses propres craintes. Bien des années plus tard, comme je redoublais ma terminale à la poursuite d’un baccalauréat qui m’échappait obstinément, il aura cette formule :
Ou, en septembre 1968, ma licence de lettres enfin en poche :
Cela dit sans méchanceté particulière. C’était notre forme de connivence. Nous avons assez vite choisi de sourire, mon père et moi. Mais revenons à mes débuts. Dernier-né d’une fratrie de quatre, j’étais un cas d’espèce. Mes parents n’avaient pas eu l’occasion de s’entraîner avec mes aînés, dont la scolarité, pour n’être pas exceptionnellement brillante, s’était déroulée sans heurt. J’étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d’hébétude scolaire. « Les bras m’en tombent », « Je n’en reviens pas », me sont des exclamations familières, associées à des regards d’adulte où je vois bien que mon incapacité à assimiler quoi que ce soit creuse un abîme d’incrédulité. Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.
Un après-midi de l’année du bac (une des années du bac), mon père me donnant un cours de trigonométrie dans la pièce qui nous servait de bibliothèque, notre chien se coucha en douce sur le lit, derrière nous. Repéré, il fut sèchement viré :
Cinq minutes plus tard, le chien était de nouveau sur le lit. Il avait juste pris le soin d’aller chercher la vieille couverture qui protégeait son fauteuil et de se coucher sur elle. Admiration générale, bien sûr, et justifiée : qu’un animal pût associer une interdiction à l’idée abstraite de propreté et en tirer la conclusion qu’il fallait faire son lit pour jouir de la compagnie des maîtres, chapeau, évidemment, un authentique raisonnement ! Ce fut un sujet de conversation familiale qui traversa les âges. Personnellement, j’en tirai l’enseignement que même le chien de la maison pigeait plus vite que moi. Je crois bien lui avoir murmuré à l’oreille : – Demain, c’est toi qui vas au bahut, lèche-cul..."
Daniel PENNAC - Chagrin
d'école
|
|